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Affaire
du Mont-Dol
Dans la
région de Vitré, une sévissait une dangereuse bande chouans . Le 5 prairial
(25 mai 1800) un détachement de troupes venu d'Antrain rencontra une partie
de la bande à Saint-Étienne-en-Goglès : le fameux chef de chouans André
Bobon fut tué; le 13 prairial (2 juin) nouveau combat à Luitré, où
Michel-Jacques Bobon, ancien volontaire de 13è demi-brigade
légère et déserteur, trouva la mort. Les bulletins de police générale
annoncent avec une satisfaction non déguisée la fin « de ces brigands aussi
rusés et méfiants que redoutés ». L'activité du lieutenant de gendarmerie
Durocher, en résidence à Vitré, avait beaucoup contribué à ce résultat.
Aussi le préfet en annonçant aux consuls la destruction de la bande des
Bobons put demander le brevet de capitaine pour cet officier énergique et
distingué.
La
disparition de la bande des Bobons paraissait de bon augure pour le retour
de la complète tranquillité ; mais on apprit bientôt que certains fugitifs
des environs de Vitré unis à d'autres rebelles de l'arrondissement de
Saint-Malo parcouraient les campagnes de Dol. Plusieurs assassinats furent
commis dans les petites communes de La Fresnaye, le Vivier, Hirel, Cherrueix.
Une nuit la maison du maire de Hirel fut menacée, mais on dispersa les
assaillants à coups de fusils. La terreur fut grande dans les campagnes
riveraines de la baie du Mont Saint-Michel, dans un pays alors si favorable
aux embuscades: les défilés nombreux des marais de Dol offraient de faciles
retraites et le jour les brigands disparaissaient cachés dans les blés ou
les roseaux. L'été de 1800 était vraiment torride et la chaleur accablante
de thermidor (juillet) dans cette région dénudée, sans abri forestier,
rendait toute poursuite rapide fort difficile. Borie averti fut très ému :
allait-on voir se reformer près de Dol une des grandes bandes de la
chouannerie? Il mande à Boullet « d'avoir les brigands morts ou vifs,
de ne pas souffrir que ces coquins forment un noyau, qu'il
a pleine confiance dans son zèle et dans ses efforts. » Le sous-préfet agit,
en effet, rapidement et de concert avec le général Paradis, commandant à
Saint-Malo, il fit envoyer à Dol plusieurs détachements de soldats et
gendarmes qui avaient quitté leurs uniformes pour prendre des habits de
paysan et devaient visiter tous les endroits que l'on soupçonnait pouvoir
servir de retraites aux brigands. L'idée était bonne, mais les moyens
d'exécution laissèrent beaucoup à désirer. Les deux autorités civile et
militaire s'en remirent l'une à l'autre du soin de prévenir au sujet des
nouvelles mesures les municipalités intéressées. Le seul maire de Dol,
Villalard, fut avisé directement par le sous-préfet de la présence des
soldats déguisés, mais les chefs des détachements militaires ne se mirent
nullement en rapport avec les maires des diverses communes pour prendre les
meilleures mesures de police. Ils agirent pour leur compte. Ce défaut
d'entente préalable ne donna que de mauvais résultats pour l'arrestation des
chouans poursuivis et amena la déplorable méprise du Mont Dol.
A une lieue au
nord de Dol s'élève une éminence granitique de 60 mètres environ, le Mont
Dol, portant sur sa pente occidentale un très ancien village ; en 1800 il
était difficile d'accès entouré par les marais aujourd'hui desséchés. Le
lieutenant de gendarmerie de Saint-Servan, Dhénin, y vit une retraite facile
pour les brigands qu'on recherchait et sans aviser le maire de cette petite
commune, Provost, il y envoya un détachement le 6 thermidor au soir (25
juillet). Cette imprudence devait coûter cher. La vue des soldats déguisés
fit croire au maire, déjà surexcité et inquiet par toutes les rumeurs
de là région, à la présence de ces chouans dont tout le monde parlait : il
fuit dans sa maison ; de leur côté les soldats soupçonnent un brigand et
désireux de faire quelque capture ils envahissent la demeure. Provost
revient avec plusieurs habitants, cerne les prétendus brigands et comme il
les voit disposés à résister, fait tirer sur eux ; la décharge en tue
plusieurs ; d'autres sont gravement blessés. Alors seulement la méprise est
reconnue.
Désormais
on ne pense plus aux chouans; tous se reprochent le fâcheux événement et
chacun en rejette la responsabilité sur quelque autre. Gendarmes et soldats
sont surexcités par la mort de leurs camarades; le général Paradis doit
prendre des mesures rapides pour prévenir les voies de fait entre civils et
militaires. Le lieutenant Dhénin rédige un procès-verbal partial et exagéré
qu'il envoie à Bernadotte. Celui-ci, sans autre information, se rend chez le
préfet, déclare le maire du Mont Dol « coupable de cruautés dignes d'un
cannibale », s'emporte contre le sous-préfet de Saint-Malo et menace de
traduire Provost devant un conseil de guerre, si Borie ne fait bonne
et prompte justice de cet abominable délit. Borie très calme déclare avec
fermeté qu'il attend des renseignements plus complets, et doit avant tout
aviser le ministre de la police. Le maire Provost sera suspendu de ses
fonctions et poursuivi judiciairement, mais par l'autorité civile. Quant au
sous-préfet Boullet, il est inutile de le mettre en cause : c'est un
excellent fonctionnaire rempli de zèle qui n'a eu aucune part aux ordres
donnés pour la marche des troupes : ils ont été concertés entre les chefs
des divers détachements. C'est à l'enquête de montrer s'il y a eu imprudence
de leur part.
Devant ces
déclarations à la fois très fermes et très mesurées, toute la fougue
gasconne de Bernadette s'apaisa. Il dut convenir qu'il y aurait peut-être
abus d'autorité de sa part à vouloir traduire le maire Provost devant un
conseil de guerre. L'attitude du préfet dans cette entrevue délicate est
toute à son honneur. Il sut maintenir les droits de l'autorité civile et
prendre avec énergie la défense de ses subordonnés ; il avait pitié du sort
de Provost et rite négligeait pas d'écrire au maire de Dol pour le prier
d'exhorter au calme son collègue et l'engager à subir avec fermeté toutes
les épreuves des informations et poursuites judiciaires. Le ministre de la
Guerre, Carnot, toujours si respectueux de la légalité, approuva sans
réserve la conduite du préfet quand il fut informé de l'incident.
Cette
affaire qui aurait pu entraîner de graves conflits fut ainsi promptement
réglée. Le maire du Mont Dol n'eut pas de peine à se justifier et le Jury
d'accusation réuni à Saint-Malo fut unanime à déclarer qu'il n'y avait lieu
d'exercer contre lui aucune poursuite (12 octobre 18oo). Il fut alors
réintégré dans ses fonctions, et resta maire de sa commune jusqu'à la fin de
l'empire.
Les
consuls voulurent donner au préfet un témoignage de leur confiance en levant
par un arrêté du 17 brumaire an IX (8 novembre 1800) l'état de siège dans
les communes de Rennes et de Saint-Servan. La nouvelle municipalité rennaise
qui se réunit le lendemain put exercer désormais la plénitude de l'autorité
civile. Mais les autres communes du département ne furent délivrées de
l'état de siège que 20 mois plus tard, sous l'administration de Meunier, par
un arrêté du A messidor an X (23juin 1802) '". Borie fut donc obligé de
compter jusqu'à la fin de sa préfecture avec les autorités militaires. Nous
avons tenu à montrer que ce n'était pas l'une des moindres difficultés de
l'administration des préfets du Consulat dans tous les départements qui
furent, comme l'Ille-et-Vilaine, longtemps soumis à l'état de siège.
Louis BENAERT, Le
Régime Consulaire en Bretagne, le département d'Ille-et-Vilaine durant le
Consulat, (1799-1804), Paris Champion, 1914, pages 127-130.
Provôt, maire de
Mont-Dol,
à ses concitoyens
"La loi en
donnant au ministère actif de la police, le droit d'arrêter un homme prévenu
d'un délit, a borné ce pouvoir au fait seul de l'arrestation. Mais une
simple prévention qui souvent a pu suffire pour qu'on s'assurât d'un homme,
ne suffit pas pour le priver de sa liberté pour l'instruction d'un procès,
et l'exposer à subir l'appareil d'une procédure criminelle",
article 237 du Code des délits et des peines
Le département d'Ille-et-Vilaine, après
avoir été désolé par la guerre civile, jouissait enfin du calme des lois. La
sagesse du système de l'administration, et les vertus du préfet et des
autres administrateurs, avaient fixé la confiance publique et l'espoir de
tous les avantages dont un gouvernement puissant et bien intentionné peut
être la source, effaçait jusqu'au souvenir des maux cruels et prolongés que
nous avions soufferts.
Mais si les diverses factions s'étaient
désarmées devant le nouveau pacte social, nos contrées, à l'abri des
dissensions civiles, continuaient d'être exposées au brigandage et à tous
les crimes qui font le fléau des sociétés policées et qui se manifestent
indistinctement dans les situations paisibles et dans les temps de
révolution.
Des malfaiteurs qui s'étaient ralliés au nombre
de douze à quinze dans les marais de Dol, y menaçaient la sûreté des
personnes et des propriétés. La notoriété de leur existence et de leurs
coupables projets inspirait un effroi général, et ce n'était qu'en tremblant
qu'on se livrait aux travaux de la moisson.
Ces brigands qui avaient été aperçus plusieurs
fois déguisés en femmes, étaient appelés les demoiselles. Leurs
propos accusaient tous les citoyens qui avaient pris quelque part aux
évènements de la Révolution ; ils s'informaient, avec beaucoup d'exactitude,
des opinions politiques des fonctionnaires publics, du nombre d'hommes et de
la quantité d'armes qui existaient dans chaque maison, et sollicitèrent
toutes les indications qui pouvaient leur en faciliter l'accès.
La commune de Mont-Dol n'avait point encore été
dévastée par eux, mais ils avaient commis ou tentés plusieurs crimes dans
les communes voisines, et on les supposait coupables de l'assassinat de mon
parent Raoul Frouville, citoyen de Cherrueix, lâchement étranglé dans son
lit pendant la nuit qui avait précédée celle où, par une méprise que je
déplorerai jusqu'au dernier instant de ma vie, j'occasionnai la mort de deux
défenseurs de la Patrie, qui, sur une réquisition légale, mais dont je
n'avais aucune connaissance, parcouraient nos marais, pour les purger de ces
mêmes brigands.
La mort de Raoul Frouville m'avait d'autant plus
affecté, qu'elle m'avait retracé celle d'Etienne Blemus, ex-maire de
Mont-Dol et aïeul de mon épouse, que les chouans avaient égorgé, il y avait
environ quatre années. Le rapprochement de ces cruels évènements, avait
rempli mon esprit d'idées lugubres, et produit en moi une inquiétude et une
agitation que l'homme vertueux, placé au milieu des images du crime, éprouve
nécessairement, mais que dans une position plus calme, il essaieront
inutilement de bien définir.
Quelques affaires m'avaient conduit le soir du
même jour (c'était le cinq thermidor) chez le citoyen Michel Moulinet,
cultivateur, dont la maison est située dans un village voisin de celui que
j'habite. Sur les neuf heures et demie, deux de mes domestiques me
prévinrent que plusieurs individus, dont aucun n'était en uniforme, et qui
cachaient des armes sous leurs vêtements, demandaient à me parler ; que les
propos de ces individus étaient vagues, et qu'en eux tout annonçait que
c'était la bande de voleurs qui désolait la contrée.
L'arrivée de ces supposés voleurs dans mes
foyers, éveilla ma sollicitude, et sous un autre rapport ma qualité de maire
m'imposait le devoir de les faire arrêter et de les placer sous la main de
la justice. Mais devais-je me transporter à Dol, d'où je n'aurais pu revenir
avec main-forte qu'en deux ou trois heures, et laisser ainsi ma famille et
mes propriétés à la merci d'une prétendue bande d'assassins ? Hélas ! que ne
cédai-je à ma première impulsion, en me rendant auprès du maire et du
commandant de Dol, qui m'auraient appris que les inconnus que je
soupçonnais, étaient de braves militaires ? Mais ma malheureuse destinée me
détermina à ne prendre conseil que de la présence du danger, et pour
l'écarter, à requérir quelques citoyens de notre commune, d'assurer, par la
force des armes, l'exécution des mesures que j'allais prescrire, au nom de
la loi.
Les citoyens Michel
Moulinet, François Tirel, Pierre Yves, Jean Tezé,
cultivateurs, et un menuisier qui travaillait chez celui-ci, se réunirent à
moi. Nous n'avions d'autres armes qu'un fusil à un coup, un pistolet à un
coup, un sabre, un couteau de pressoir, des fourches et des bâtons. Je dois
observer que les citoyens que je viens de nommer sont recommandables et par
leur patriotisme, qui ne permet de leur supposer que des intentions pures et
par une bravoure dont le renom suffirait seul pour détruire le reproche
d'assassinat, et celui d'avoir lâchement mutile un cadavre. Les braves
n'assassinent point.
Lorsque nous entrâmes dans une cour, ma mère,
qui m'aperçut, vint à ma rencontre. – Se sont-ils fait connaître, lui dis-je
? – Non, tous leurs propos ont été vagues. – A l'instant même, pour les
intimider, j'élevai la vois et j'ordonnai aux gardes nationaux qui
m'accompagnaient de porter les armes et d'investir la maison.
A peine ce commandement était-il achevé, que les militaires
qui étaient dans l'intérieur de la maison en fermèrent précipitamment la
porte, qu'ils la rouvrirent immédiatement pour tirer deux coups de pistolet,
qu'il dirigèrent sur nous. Cette agression nous confirma dans notre funeste
erreur, et Jean Tezé riposta aux deux coups de pistolet, par un coup de
fusil dont la balle après avoir traversé l'épaule droite du citoyen Biolay,
gendarme, atteignit le bras du citoyen Poulier, autre gendarme.
Quelques minutes après, un des militaires qui étaient dans
ma maison, parut dans la cour : - Le maire de Mont-Dol serait-il là ? – Oui,
je suis le maire de Mont-Dol. – J'ai des affaires à vous communiquer ; -
mais quelles affaires voulez-vous me communiquer ? Je vous informe, au nom
de la loi, de ma faire connaître qui vous êtes, et de m'exhiber vos papiers.
– Venez dans la maison voisine ; nous y trouverons le chef, sous les ordres
duquel je suis, et il vous satisfera.
Ce militaire qui nous parlait ainsi, était déguisé. Nous
l'accompagnâmes dans la maison qu'il nous avait indiquée, mais nous n'y
rencontrâmes que les personnes qui l'habitent ordinairement. Qu'on veuille
bien se supposer dans la position où je me trouvais. Une bande de
malfaiteurs existait dans les Marais de Dol. Je ne pouvais me dissimuler que
ma famille était particulièrement menacée : pendant la nuit qui avait
précédée celle-ci, un de mes parents avait été étranglé ; quatre ans
auparavant, l'aïeul de ma femme avait été égorgé.
En ma qualité de maire, non seulement j'étais chargé de la
police de Mont-Dol, mais c'était moi qui devais délivrer des billets de
logement aux militaires envoyés dans cette commune. Je n'avais requis aucune
force extraordinaire. Aucun avis
qu'une force extraordinaire avait été envoyée à Mont-Dol, ne m'avait été
donné. Cependant cette force extraordinaire était arrivée.
Elle était arrivée à une heure où la nuit offrait les ombres
à la possibilité de tous les crimes, de tous les attentats. Elle était
arrivée le lendemain de l'assassinat de Raoul Frouville. Elle était arrivée
en nombre à peu près égal à celui dans lequel les brigands parcouraient le
marais. Enfin, les militaires qui la composaient, étaient déguisés ; ils
cachaient des pistolets, des baïonnettes sous leurs vêtements ; ils étaient
restés longtemps chez moi, sans être fait connaître à ma famille, qu'ils
voyaient inquiète.
Dans l'erreur funeste, mais trop fondée qui résultait pour
moi, de toutes ces circonstances, j'avais rallié quelques citoyens auxquels
j'avais fait un commandement qui avait été entendu des militaires qui
étaient chez moi, mais qui au lieu de les avertir de la nécessité de venir
nous reconnaître, ou se faire reconnaître, avait été pour eux le signal
d'une attaque téméraire. Obligés que nous avions été de repousser la
violence par la force, deux gendarmes avaient été grièvement blessés. Sur
l'interpellation d'un militaire qui s'était présenté à nous, j'avais décliné
ma qualité de maire de Mont-Dol. J'avais accompagné ce militaire dans la
maison où il disait qu'était son chef, et où je devais recevoir la
communication des ordres ; ni les ordres ne m'avaient été communiqués, ni le
chef n'avait été rencontré dans cette maison.
Je demande maintenant aux hommes de bonne foi, si tous les
signes qui auraient pu caractériser les brigands, les marches nocturnes, les
propos vagues, les travestissements, les violences, la supposition d'ordre
et de chef, ne se réunissaient pas pour écarter de moi la pensée de
l'existence d'une réquisition légale, et de la présence de défenseurs de la
Patrie ?
J'ordonnai au militaire qui nous avait trompés, de me
remettre le sabre dont il était armé ; il me connaissait pour maire de
Mont-Dol, il devait m'obéir. Dans toutes les opérations de police et de
sûreté intérieure, ceux qui composent la force armée, sont essentiellement
subordonnés par la loi, aux réquisition du magistrat.
Mais ce militaire, méconnaissant le respect et la soumission
qu'il me devait dans l'exercice de mes fonctions, au lieu de déposer son
arme, m'en assena deux coups sur la tête et sur la main, dont je porte les
cicatrices. Alors nous crûmes que le moment de défendre nos existences
contre des brigands, était arrivé ; les gardes nationaux de Mont-Dol, que
j'avais requis et moi, nous nous précipitâmes sur le militaire, par lequel
j'avais été maltraité, et nous lui portâmes des coups qui malheureusement
causèrent sa mort. Jean Thezé, en sortant de la maison de Jean Lebel, où
s'était passée cette scène d'horreur, ayant aperçu un autre militaire
déguisé qu fuyait, rechargea son fusil, et la Patrie eut à pleurer la mort
d'un autre de ses défenseurs.
De retour chez moi, nous y trouvâmes encore deux inconnus,
l'un caché sous un lit, l'autre derrière une porte ; j'ordonnai de les lier,
et après m'être assuré d'eux par cette précaution, je leur demandai de
quelle bande ils étaient ? Ils me dirent, l'un qu'il était de la 79ème
demi-brigade, l'autre qu'il était gendarme et que je devais le connaître ;
je leur répliquai qu'ils étaient des voleurs, des assassins. Cette réponse
et celle que je leur fis en leur remettant la petite somme d'argent qu'on
avait trouvée sur eux, démontrent de plus en plus que j'étais dans l'erreur.
Toujours persuadé que ceux contre lesquels nous avions sévi
étaient des malfaiteurs, et dans la crainte que leurs complices arrivassent
à leur secours, je me rendis à Dol au milieu de la nuit, pour me concerter
avec le maire sur les moyens de résistance, et demander des forces au
commandant de la place. Mais quelles furent ma surprise et ma douleur !
J'appris que ces hommes travestis, étaient des militaires dont le général
Paradis avait ordonné le mouvement. "J'aimerais mieux, m'écriai-je dans
l'amertune de mon cœur, au citoyen Delauze,
j'aimerais mieux avoir été fusillé, que d'avoir contribué au malheur, hélas
! irréparable, qui est arrivé chez moi".
Aux regrets que j'éprouvais, se mêlèrent bientôt des motifs
d'inquiétude. Des militaires furieux de la fin tragique de leurs camarades,
menacèrent de me fusiller ; mais le citoyen Delauze me couvrit de l'égide de
la loi.
Immédiatement après avoir fait panser mes blessures, je me
transportai chez le juge de paix du canton, pour lui déclarer les faits que
je viens d'exposer, et le requérir de se transporter à Mont-Dol pour y
procéder aux informations. Je fis le même rapport au sous-préfet de
l'arrondissement de Saint-Malo ; car, si d'un côté j'étais consterné, d'un
autre côté j'étais trop rassuré par le témoignage de ma conscience, pour ne
pas désirer que toutes les circonstances de cet événement fussent
approfondies, et que les preuves de la vérité fussent acquises d'une manière
légale et certaine.
Mais lorsque j'invoquais la puissance de la loi, qui est la
sauvegarde de l'innocence comme elle est le frein des méchants, un rapport
sans force morale, puisque celui qui le faisait n'avait pas été présent à
l'événement ; un rapport dont les assertions ont, été contredites par ceux
qui ont été témoins et même victimes de l'événement ; un rapport dont chaque
expression était animée par les passions contre lesquelles la loi veut que
ses ministres soient armés d'une défiance sévère ; un rapport où le mépris
pour l'autorité civile et les droits de la sûreté individuelle était
caractérisé ; enfin, le rapport du citoyen d'Henin, lieutenant de la
gendarmerie, était présenté à la justice pour l'égarer, et aux
officiers-généraux de la division, pour le prévenir contre moi et tous les
fonctionnaires qui étaient restés impassibles, et détourner d'un examen, qui
montre dans l'incohérence des mesures combinées par le citoyen d'Henin, la
seule cause de la méprise fatale qui a privé la Patrie de plusieurs
défenseurs, compromis la dignité d'un magistrat, exposé l'innocence de deux
citoyens.
J'ai dit que les assertions du rapport du citoyen d'Henin
étaient contredites, par les témoins de l'événement. Le citoyen d'Henin
déclare que le lieutenant, accompagné de Biolay et Poulier, gendarmes, et un
de ses soldats, furent fort surpris d'entendre de suite crier à haute voix,
sur le seuil de la porte d'entrée : "Halte ! Portez armes, en joue, feu".
Biolay, au contraire, a déclaré le 7 thermidor, au juge de paix de Dol,
qu'il entendit partir de la cour ces mots, prononcés d'une voix très forte :
"Bataillon, halte ! front ; que personne ne sorte !"
Il serait sans doute superflu de faire remarquer combien le
récit du citoyen d'Henin est aggravant, et que cependant le citoyen Biolay,
dont l'épaule droite avait été traversée par une balle, ne peut être supposé
avoir eu l'intention d'atténuer les reproches élevés contre moi.
J'ai dit que chaque expression du rapport du citoyen
d'Henin, était animée par la passion. Le maire, dit ce gendarme,
ne pouvant plus assouvir sa rage… Mais, quelle rage ? N'était-il pas
démontré, pour le citoyen d'Henin, dès l'instant où il écrivait, comme il
est maintenant démontré pour le public, que c'était contre les brigands que
je croyais agir, et la sévérité d'un magistrat contre des brigands, est-elle
donc une rage
? Le maire, ajoute le citoyen d'Henin, tire un coup de fusil sur
le caporal, qui se défendit sur la personne du maire ; un autre militaire
veut venger son camarade : il reçoit une balle qui lui a traversé le corps,
et il est mort sur le coup. Le maire et Jean Tezé, armés d'un couteau à
pressoir, frappent indistinctement sur tous les militaires qui se trouvent
sur leur passage, et en font un carnage horrible.
Elles sont bien graves ces imputations, et elles exposent,
ou moi à des peines afflictives, ou le citoyen d'Henin à la flétrissure des
calomniateurs. Mais encore une fois, le citoyen d'Henin n'était pas à
Mont-Dol à l'époque de l'événement que je déplore, et de quelles personnes
a-t-il recueilli les détails qu'il rapporte ?
La justice a reçu la déposition de tous les militaires, de
tous les citoyens qui pouvaient l'éclairer, et aucun n'a déclaré ces faits,
si positivement articulés par le citoyen d'Henin.
Le rapport affirme, qu'indépendamment des deux militaires
qui périrent, et des deux gendarmes qui furent blessés, Jean Tezé et moi
frappâmes indistinctement sur tous militaires qui se trouvèrent sur notre
passage, et que nous en fîmes un carnage horrible. Quels sont ces autres
militaires que nous frappâmes ? Tous ont été entendus ; aucune ne s'est
plaint.
Le rapport affirme que ce fut le maire qui tira un coup
de fusil sur le caporal, qui se défendit sur la personne du maire ; mais
aucun témoin ne dépose de cette circonstance, et au contraire, il est prouvé
qu'il n'existait qu'un seul fusil parmi les armes dont les gardes nationaux
de Mont-Dol s'étaient munis, et que c'était Jean Tezé qui en était armé.
Le citoyen d'Henin, qui a jugé convenable de dissimuler que
deux blessures m'avaient été faites, a-t-il voulu faire croire que le
caporal ne m'avait frappé de son sabre, qu'après avoir reçu le coup de feu ?
Mais, indépendamment que cette assertion serait isolée de toute preuve, de
toute probabilité ; que pour supposer que le caporal avait conservé assez de
forces pour me frapper de son sabre sur la tête et sur la main, il faudrait
admettre que la balle ne l'avait que faiblement atteint ; il est constant au
procès, qu'excepté l'instant où je fus dans la douloureuse nécessité de
repousser l'agression des inconnus qui, de ma maison, dirigèrent sur nous
deux coups de pistolet, je ne voulus faire déployer la force des armes,
qu'après avoir sommé les brigands présumés, de se soumettre à l'autorité de
la loi. Le gendarme Biolay, en parlant de mon retour chez moi, a déclaré au
juge de paix de Dol, qu'alors six ou sept hommes au moins entrèrent et
crièrent au militaire de se rendre, et qu'il ne lui serait point fait de mal.
Ce militaire, le citoyen Louis Philibert Cotin, de la 79ème
demi-brigade, a fait la même déclaration. Or, si j'avais eu la volonté de
frapper indistinctement tous les militaires qui se trouvaient sur mon
passage, et d'en faire un carnage horrible, aurais-je crié au
militaire déguisé, que je retrouvai chez moi, de se rendre et qu'il ne
lui serait fait aucun mal ; et après m'être assuré de lui,
n'aurais-je pas assouvi ma rage ?
Et s'il est prouvé que je sommai un des militaires de se
rendre, et qu'après qu'il se fut rendu il ne lui fut fait aucun mal, ne
faut-il pas conclure de ce procédé connu, que j'avais également somme le
caporal de se rendre, et que l'événement de sa mort fut le résultat de sa
rébellion contre l'autorité que j'exerçais, et de la défense légitime de ma
personne ?
A mes yeux trompés, ces militaires étaient tous
indistinctement des brigands. Or, pourquoi aurais-je plus sévèrement envers
les uns, qu'envers les autres ? Pourquoi aurais-je proposé aux uns et
n'aurais-je pas proposé aux autres, d'éviter les rigueurs de la loi, en se
soumettant à elle ?
J'ai dit que le rapport du citoyen d'Henin, caractérisait
son mépris pour l'autorité civile. On lit dans ce rapport que celui du
maire de Mont-Dol a été rédigé par le maire de Dol, ensuite d'un succinct du
lieutenant
et le tout à l'avantage du maire de Mont-Dol… On verra lorsqu'il sera
question des différents rapports que celui ci-dessus cité, est de toute
fausseté.
Ainsi le citoyen Spère-en-Dieu, brave militaire, qui n'avait
fait déguiser ses soldats que sur l'expresse réquisition du citoyen d'Henin
; qui n'avait conduit son détachement à Mont-Dol, que sur l'assurance du
citoyen d'Henin, que les maires seraient prévenus de l'arrivée de la troupe,
dans les communes qu'elle devait fouiller ; ainsi, dis-je, le rapport
succinct du citoyen Spère-en-Dieu, parce qu'il n'était pas auxiliaire
des impostures et des fureurs du citoyen d'Henin, est dénoncé comme la pièce
élémentaire d'un faux !
Ainsi le citoyen Villalard, maire de Dol, chéri comme
citoyen, révéré comme magistrat, parce qu'il était resté impassible, parce
qu'il s'était appliqué à recueillir la vérité, toute la vérité, rien que
la vérité, et qu'il n'avait voulu transmettre que la vérité aux chefs de
l'administration, est accusé d'avoir placé le mensonge dans la balance de la
justice et d'avoir abusé de ses fonctions pour procurer l'impunité au
meurtrier de plusieurs défenseurs de la Patrie !
Mais quelles étaient donc les certitudes du citoyen d'Henin,
pour qu'il osât se permettre de qualifier de fausseté un rapport rédigé par
un fonctionnaire honoré de la confiance du gouvernement et aux actes duquel
la loi veut que foi soit ajouté, jusqu'à preuve du contraire ?
Mais quelles étaient donc les intentions du citoyen d'Henin,
lorsqu'il cherchait à mettre en opposition l'autorité civile et l'autorité
militaire qui sont l'appui l'une de l'autre, qui doivent coïncider et dont
l'harmonie est indispensable au maintien de l'ordre social ?
Enfin, par quelle subversion de principes, le lieutenant de
gendarmerie s'érigea-t-il en juge des opérations de la justice, en censeur
des magistrats, en scrutateur de leurs intentions ?
J'ai ajouté que le rapport du citoyen d'Henin, caractérisait
son mépris pour les droits de la sûreté individuelle. "Arrivé à Dol, est-il
dit dans ce rapport, j'appris que le citoyen Palierne commandant des Côtes,
était arrivé ; je me transportai à son auberge, et m'ayant dit être envoyé
par le général Paradis pour poursuivre et donner toute exécution à cette
affaire, alors je le prévins qu'ignorant quelles pouvaient être toutes les
poursuites qu'on avait faites, et ne croyant pas le voir, j'avais donné
ordre à Boutroy
que j'avais laissé au Mont-Dol de faire toutes poursuites ; que puisse lui
Palierne en était chargé, j'allais faire rentrer Boutroy à Dol. Un instant
après, vint un individu se plaindre qu'il venait de se sauver de chez lui,
attendu que des hommes déguisés s'étaient présentés pour l'arrêter, et que
voyant cela, il s'était sauvé par une fenêtre, d'où il s'était précipité de
quinze pieds de haut, et qu'on avait tiré sur lui trois coups de fusil ; je
lui répondis que le détachement allait rentrer, que je saurais qui, et que
j'en instruirais qui de droit".
"A midi, étant à dîner chez le commandant de la garde
nationale de Dol, Boutroy me vint avec son détachement et trois particuliers
qui avaient été trouvés couchés dans la chambre, chez ce particulier
(ci-dessus plaignant) lui Jean Tezé et trois autres ; leur ayant demandé
leurs noms, Jean Tezé couché, ayant à côté de lui un couteau à mar,
pistolets, fusils, et un drap ensanglanté et un paquet de cartouches aussi
teint de sang, Boutroy lui dit qu'il fallait qu'il se levât ainsi qu'aux
trois autres ; un voulut se sauver, Boutroy se retournant et disant à ses
gendarmes de l'arrêter, Jean Tezé s'élança à la fenêtre, l'enfonça et se
jeta de quinze pieds de haut à bas, alors Boutroy tira son pistolet et le
manqua ; Morel ayant un mauvais fusil qui lui avait été procuré fit long
feu, et Boutroy menaça les trois autres, qui furent traduits devant le juge
de paix de Dol, arrêtés sans passeports, et comme ayant fait partie du
massacre de la veille".
Il résulte de cette partie du rapport :
1° - que le citoyen d'Henin
attribua à son brigadier Boutroy, des poursuites qui ne pouvaient être
faites régulièrement que par l'officier de police judiciaire ;
2° - que Boutroy, et les
gendarmes qui l'accompagnaient, pénétrèrent, sans y être autorisés par un
mandat spécial de perquisition, dans la maison de Jean Tezé, où ils le
trouvèrent couché, ainsi que trois autres citoyens ;
3° - que ces gendarmes, sans
être revêtus de leurs uniformes, voulurent contraindre ces citoyens à leur
exhiber leurs passeports ;
4° - que hors le cas de flagrant
délit, ces gendarmes voulurent arrêter des citoyens dans la maison même
qu'ils habitaient, et sans qu'aucun mandat d'amener ou d'arrêt eût été
décerné contre eux ;
5° - qu'un de ces citoyens, qui
n'était pas sous la main de justice, puisque aucun mandat d'amener ou
d'arrêt ne lui avait été ni signifié, ni même exhibé, et qui n'avait pu
reconnaître un agent de la force publique, sous le travestissement du
citoyen Boutroy, voulut fuir, et que le citoyen Boutroy et le citoyen Morel,
qui avaient violé son domicile, qui avaient attenté à sa liberté,
attentèrent aussi à sa vie… (le ciel veilla sur ses jours !)
Il n'est aucune de ces circonstances qui ne présente un
délit plus ou moins grave, digne des regards et de la sévérité de la
justice, et cependant le citoyen d'Henin, qui aurait dû les punir,
les rapporte avec une indifférence qui autoriserait à croire que cet
officier ignore les devoirs de son état, ou qu'il s'embarrasse peu de les
transgresser.
Le premier de ces délits est l'usurpation du pouvoir
judiciaire. Selon l'article 145 du code des délits et des peines, "le
directeur du jury peut, pour la recherche et la poursuite d'un délit
quelconque, commis dans une commune où il n'y a pas plus d'un juge de paix
établi, charger un capitaine ou lieutenant de la gendarmerie nationale, de
l'exercice des fonctions de la police judiciaire, jusqu'au mandat d'arrêt
exclusivement".
Le capitaine ou lieutenant de gendarmerie, ne peut donc
exercer les fonctions d'officier de police judiciaire, que lorsqu'il en est
chargé par le directeur du jury ; et si elles ne peuvent être exercées que
par un capitaine ou lieutenant, le citoyen d'Henin, qui d'ailleurs n'avait
reçu aucune mission du directeur du jury, n'aurait pu les déléguer au
citoyen Boutroy, qui n'est que brigadier ; néanmoins, selon le rapport, le
citoyen d'Henin avait donné l'ordre à Boutroy, qu'il avait laissé à
Mont-Dol, de faire toutes poursuites.
Le second de ces délits, est la violation du domicile d'un
citoyen. Boutroy et d'autres gendarmes, s'étaient introduits dans la maison
de Jean Tezé, quoique la maison de toute personne habitant le territoire
français, fait un asile inviolable
; quoique la gendarmerie ne puisse faire aucune visite dans la maison
d'un citoyen où elle soupçonnerait qu'un coupable s'est réfugié, sans un
mandat spécial de perquisition, et que son droit se borne à investir la
maison et à la garder à vue, en attendant l'expédition du mandat.
Le troisième délit est une contravention à l'article 127 de
la Loi du 28 germinal an VI, qui n'autorise les gendarmes à exiger la
représentation des passeports, qu'en se présentant revêtus de leur
uniforme, et en déclinant leur qualité d'agents de la force publique.
Boutroy était déguisé ; donc, il n'avait pas le droit d'exiger la
représentation des passeports des citoyens, qu'il trouva couchés dans la
chambre de Jean Tezé.
Le quatrième délit est l'arrestation arbitraire de Jean
Tezé, et des citoyens qui étaient chez lui. "Hors les cas de flagrant délit
déterminés par les lois, la gendarmerie nationale ne pourra arrêter aucun
individu, si ce n'est en vertu, soit d'un mandat d'amener, ou d'arrêt
décerné selon les formes prescrites par les articles 222 et 223
de la constitution, soit d'une ordonnance de prise de corps, d'un décret
d'accusation ou d'un jugement de condamnation". Article 169 de la loi du 28
germinal an VI.
Or, Boutroy arrêta Jean Tezé et trois autres citoyens,
contre lesquels il n'existait aucun des actes exigés par la loi, pour que
l'arrestation ne soit pas arbitraire.
Le cinquième délit est une tentative d'assassinat. Boutroy
et Morel tirèrent deux coups de feu sur Tezé, qui avait droit de fuir, parce
qu'il n'avait pas été mis régulièrement sous la main de la justice ; qui
avait les motifs les plus légitimes de fuir, parce que l'état des gendarmes,
dont la présence doit rassurer les bons et intimider les méchants, ne lui
était annoncé par aucun des signes qui le caractérisent, et parce que si
tout citoyen doit se soumettre à la loi, tout citoyen doit se soustraire à
l'oppression, et que Tezé ne pouvait reconnaître l'action de la loi, au
milieu des violences, des imprécations et des menaces.
Boutroy et Morel ne pourraient dire que Tezé était arrêté,
puisque aucun ordre d'arrestation n'avait été donné. Ils ne pourraient dire
que Tezé leur échappait, puisqu'ils n'étaient point chargés de lui et que
l'ordre légal de le suivre, ne lui avait point été intimé. Quel motif
pourrait donc excuser Boutroy et Morel d'avoir fait feu sur Tezé, et la
garantie que la loi accorde à la sûreté individuelle ne serait-elle pas une
chimère, si les agents de la force publique, pouvaient arrêter et fusiller
les citoyens, au gré de lerus passions ?
Je pourrais faire d'autres reproches au rapport du citoyen
d'Henin ; mais convaincu que lorsqu'il se dispensa d'avertir les maires de
l'arrivée de la troupe déguisée, dans les communes où les brigands avaient
été aperçus, il ne prévoyaient pas les malheurs qui résulteraient de cette
négligence ; qu'éclairé par cette terrible leçon, ses mesures seront
combinées avec plus de prudence, exécutées plus régulièrement, et qu'ainsi
les services qu'il rendra, deviendront plus précieux ; convaincu enfin, que
son cœur n'a point participé à l'erreur dans laquelle il fut entraîné par
ses passions lorsqu'il m'incrimina, je compte au nombre de mes malheurs la
nécessité dans laquelle je me suis trouvé d'opposer au mensonge ténébreux de
son rapport, l'éclat de la vérité, et en me plaignant des excès auxquels
d'autres gendarmes se sont livrés, d'avoir prouvé que selon l'expression du
règlement général de service de ce corps, utile et respectable, sans le
sang froid et la discrétion, les militaires qui le composent peuvent
commettre de très grandes erreurs, avec de bonnes intentions.
Le juge de paix de Dol a lancé des mandats d'arrêt contre
Jean Thezé et contre moi, et nous sommes détenus à la Tour Solidor. Nous
attendons l'heure de la justice dans le calme de nos consciences et nous
sommes exempts de crainte, comme nous sommes exempts de remords. Mais je
l'avoue, si les épreuves d'une procédure criminelle n'ont rien de redoutable
pour moi, parce que je suis innocent, j'ai été plus vivement affecté que je
ne puis le dire, de l'arrêté par lequel j'ai été suspendu provisoirement de
mes fonctions de maire de Mont-Dol. Il a donc été possible que je fusse
soupçonné d'un crime affreux, moi dont la vie fut sans reproche ! Moi, que
la confiance de mes concitoyens avait constamment recherché pour les
fonctions publiques ! Moi, conservé dans la nouvelle organisation par le
suffrage du citoyen Boullet, sous-préfet de Saint-Malo, dont je ne prononce
le nom qu'avec le respect qu'inspire sa vertu préexistante à la Révolution
et invariable dans les chances si opposées pour lui, qu'ont produit les
évènements de la Révolution ! Moi enfin, institué par le citoyen Borie,
préfet du département, chéri dans tous ses âges, distingué dans toutes les
places par l'heureux accord des vertus morales et de la supériorité des
talents, et que le premier consul a accordé aux vœux du département, comme
un bienfait qui devait signaler le retour de la justice, cicatriser les
plaies, et nous consoler de nos malheurs.
Quelle autre garantie morale, la société pouvait-elle exiger
de moi ?
Cependant, j'ai été suspendu de mes fonctions !
Il faut donc qu'aucun nuage n'obscurcisse la conduite du
citoyen qui participe à l'administration ! Ah, qu'il est sage ce système, et
qu'elle influence morale il assurera à l'autorité ! Je devais m'y conformer
en publiant ma justification. Mais voilà que je suis en présence des
tribunaux ! Eh bien, ils proclameront que je ne fus pas coupable ; que mes
intentions étaient pures ; qu'en marchant contre des hommes armés, que je
croyais des brigands, je prouvai que je savais braver le danger pour
accomplir mes devoirs.
Provost
Consultation
Le conseil
soussigné, qui a vu l'exposé fait par le citoyen Provôt, et le rapport du
lieutenant de la gendarmerie, à la résidence de Saint-Servan, relatif aux
évènements arrivés à Mont-Dol le 5 thermidor dernier, est d'avis des
résolutions qui suivent :
Une troupe de
brigands qui s'était formée dans les Marais de Dol et qui y menaçait la
sûreté des personnes et des propriétés, était l'objet d'une recherche
ordonnée par le sous-préfet de l'arrondissement de Saint-Malo et par le
général de brigade Paradis. Un plan avait été formé pour dissiper ce
coupable rassemblement et placer les malfaiteurs dont il était composé, sous
la main de la justice.
L'exécution de ce
plan qui consistait principalement à faire parcourir les Marais de Dol par
des militaires et des gendarmes travestis, avait été confiée au citoyen
d'Henin et selon la déclaration faite devant le juge de paix de Dol, par le
citoyen Spère-en-Dieu, lieutenant de la 79ème demi-brigade, le
citoyen d'Henin s'était chargé de prévenir les maires, de l'arrivée des
militaires travestis dans leurs communes respectives.
Il est également
constant que, contre l'attente du citoyen Spère-en-Dieu, le maire de
Mont-Dol n'avait reçu aucun avis direct ou indirect, de la part du citoyen
d'Henin. Le travestissement des militaires, l'heure à laquelle ils étaient
arrivés, le soin qu'ils avaient pris de cacher leurs armes, leur nombre à
peu près égal à celui dans lequel les brigands avaient été aperçus ;
devaient donc détourner le maire de Mont-Dol de l'idée qu'ils étaient des
agents de la force publique, dont l'état, hors certains cas, doit être
caractérisé par les signes extérieurs qui lui sont affectés ; mais ces cas
sont tellement extraordinaires, qu'ils n'ont été prévus par aucune loi et
alors même les fonctionnaires établis dans chaque commune pour le maintien
des règles de police, doivent nécessairement être prévenus, où lorsqu'ils
ignorent que les mesures ont été ordonnées par les magistrats supérieurs,
leur devoir est d'en contrarier l'exécution.
Non seulement le
citoyen Provôt suivit les conseils de la prudence en refusant de reconnaître
des agents de la force publique, dans des inconnus qu'environnaient tous les
motifs des soupçons les plus graves ; mais son devoir lui prescrivait de
mettre en usage tous les moyens que la loi lui avait confiés, pour les faire
arrêter.
Un maire est
toujours dans l'exercice de ses fonctions à tous les instants, il emprunte
de son titre, un caractère d'autorité qu'aucun de ceux qui se trouvent sur
son territoire, ne peut méconnaître. Lorsqu'il ordonne ou qu'il défend, la
loi prescrit l'obéissance, et partout où l'ordre public est menace, il doit
opposer aux perturbateurs l'empire et les forces de la loi.
Le citoyen Provôt
ne pouvait donc se dispenser de se transporter avec le nombre de gardes
nationaux qu'il lui était possible de réunir dans ce moment, dans sa propre
maison, où il savait qu'une bande d'hommes travestis et présumés malfaiteurs
étaient arrivés, pour les reconnaître dans les formes établies par la loi,
ou les faire arrêter.
Dans les
circonstances qui ont précédé l'événement fatal, on remarque donc un
magistrat agissant dans l'ordre légal de ses fonctions et des militaires et
gendarmes hors de cet ordre essentiel, puisqu'ils étaient travestis.
Le magistrat qui
agit dans l'ordre légal de ses fonctions est réputé impassible, et ce serait
déjà une considération qui devrait déterminer l'opinion en faveur du citoyen
Provôt, que d'être présumé avoir été exempt de passions et n'avoir agit que
pour l'accomplissement de la loi.
Si le citoyen
Provôt ne voulait qu'accomplir la loi, il était dans son intention de ne
faire déployer la force des armes qu'après avoir épuisé les forces morales
de l'autorité et à l'appui de cette présomption d'intention, nous voyons que
le citoyen Cotin, de la 79ème demi-brigade, a déclaré que dans la
suite de l'événement, le citoyen Provôt encore persuadé que les inconnus
étaient des brigands, le somma de se rendre, en lui assurant qu'on ne lui
ferait aucun mal.
Mais les inconnus
en faisant feu sur le citoyen Provôt et les gardes nationaux de Mont-Dol,
avaient rendu toute sommation impossible ; et selon l'article 8 de la loi du
21 octobre 1789, rappelé par la première disposition de l'article 25 de la
loi du 3 août 1791,
la force des armes devait être à l'instant déployée.
Les malheurs
arrivés à Mont-Dol, suite à l'ignorance dans laquelle le citoyen d'Henin
avait laissé le citoyen Provôt sur l'arrivée des gendarmes et militaires
travestis, doivent être pour cet officier de gendarmerie, un sujet de
regrets cruels ; ils prouvent la nécessité de faire participer l'autorité
civile établie dans chaque commune, à l'exécution de toutes les mesures de
sûreté qui y sont exécutées, afin que la force envoyée par les magistrats
supérieurs ne soit pas exposée à être combattues par la force locale ; mais
l'article 7 de la loi du 21 octobre 1789 déjà cité,
prescrivait de faire déployer la force des armes ;
l'homicide était donc légal
; donc, il n'existait aucun délit ; il ne peut donc y avoir lieu à aucune
peine, or, si aucune peine ne peut être prononcée dans le résultat, toute
poursuite serait sans objet.
Quel serait le
citoyen qui voudrait accepter les pénibles fonctions de maire, s'il ne
pouvait obéir à la loi qui lui prescrit, en certains cas, de faire déployer
la force des armes, sans s'exposer à toutes les épreuves, à toutes les
angoisses d'une procédure criminelle ?
On assure que dans
la recherche de la vérité, la justice n'a recueilli que des indications
contradictoires. Mais la certitude que Provôt était dans une erreur
justifiée par toutes les circonstances connues, est invariablement acquise,
et de ce que le citoyen d'Henin en négligeant de prévenir le maire de
Mont-Dol de l'arrivée dans sa commune des militaires et gendarmes travestis,
le livra au hasard des plus funestes conjectures, on ne saurait en conclure
qu'il y a lieu à accusation contre le maire de Mont-Dol. Un tel acte de
rigueur et qui serait contraire à la justice, produirait le découragement
parmi les citoyens qu'un zèle pur et désintéressé dévoue aux fonctions
municipales, et les premiers éléments du gouvernement seraient encore
bouleversés.
Les jurés
d'accusation auront besoin de toute leur sagesse pour distinguer dans les
dépositions, ce qui appartient à la vérité, de ce qui appartient aux
passions. Ils se souviendront de l'obligation de refuser leur confiance aux
témoins qui ayant pris quelque part à l'événement auraient pu en concevoir
du ressentiment. Les organes de la vérité auprès de la justice, doivent être
à l'abri du soupçon d'être passibles, omni exceptione majores.
Les gendarmes
reprochent au citoyen Provôt, une précipitation meurtrière, dans l'ordre de
déployer la force des armes ; mais le citoyen Provôt reproche aux gendarmes
d'avoir tiré deux coups de pistolet sur lui, lorsqu'il se présenta pour
remplir le ministère de la loi ; ils s'incriminent donc réciproquement. Mais
aucune plainte ne peut emprunter de force, du témoignage du plaintif.
Nullus idonoenus testis, in re fua intelligitur… in omni autem inquisitione
dicimus quod ille contra quem crimen commissum dicitur, vocem testis non
habeat.
Quant aux
gendarmes, leur conduite a respiré dans cette affaire trop de haine et de
passions, pour craindre que leurs témoignages fassent la moindre impression,
sur des consciences qui ne seront accessibles qu'à la vérité, rien qu'à la
vérité. Notre ministère qui est la ressource de l'innocence opprimée, nous
oblige à citer contre les procédés véritablement atroces dont ils se sont
rendus coupables envers Jean Tezé, article 82 de l'acte constitutionnel
"Toutes rigueurs employées dans les arrestations, détentions ou exécutions,
autres que celles autorisées par loi lois,
sont des crimes".
Nous devons encore
à la sûreté individuelle de rappeler les principes établis, dans une
circulaire récente,
du ministère de la police générale "La présence continuelle d'une force qui
semble organisée pour la guerre, dont la vue réveille les idées d'un empire
militaire et absolu, plutôt que les idées de l'empire de la loi ; les
souvenirs confus, mais terribles, des maux faits à la Liberté par des
troupes qui avaient les mêmes formes et portaient le même nom, toutes ces
impressions qui se communiquent et s'exagèrent si rapidement dans une
République, pouvaient faire de ces instruments, créés pour la sûreté de la
Nation, les causes de ses plus profondes inquiétudes… Ainsi, la gendarmerie
par son organisation et par sa force, tient à l'état militaire, mais par son
principe d'action, elle tient à l'état civil. Ainsi, la République aura dans
son sein même, une force armée qui pourra tout pour sa sûreté et rien contre
la Liberté".
Enfin, le directeur
du jury fera remarquer aux jurés, les contradictions qui pourrait exister
entre les nouvelles dépositions et les premières déclarations faites devant
l'officier de police judiciaire, car la justice ne doit aucune foi aux
témoins qui varient : testes qui adversus fidem testationis vacillant,
audiendi non sunt.
Les jurés
d'accusation qui ne résisteront point à la conviction qu'aucun délit n'a été
commis, ne pourraient admettre l'acte d'accusation d'aucun délit, et ils
acquitteront leur dette envers la justice, en faisant cesser les angoisses
de l'innocence et en rendant à la société deux citoyens malheureux, mais non
pas coupables, d'avoir été trompés par un travestissement, et qui ont donné
un exemple de courage que les maires et les gardes nationaux des communes
attaquées par les brigands, ne sauraient trop imiter.
Délibéré à
Saint-Malo, le 15 vendémiaire an 9
Rocher, F.
Michel-Morvonais, Goret
- Pendant l'insurrection des chouans qui
fut apaisée par le général Hoche, vingt-cinq d'entre eux
s'introduisirent chez ce même Jean Tezé dit Champ Racine, qui n'avait
d'autre arme, qu'un couteau de pressoir. Seul il repoussa les
vingt-cinq, dont il blessa dangereusement les chefs. Ce trait
d'intrépidité est notoire dans la ville de Dol, et les marais
circonvoisins.
- Le citoyen Spère-en-Dieu, lieutenant de la 79ème
demi-brigade, a déclaré devant le juge de paix de Dol, que le citoyen
d'Henin, lieutenant de la gendarmerie, lui avait dit à Vildé-la-Marine
qu'il allait prévenir les maires de l'arrivée de la troupe, dans leurs
communes. Hélàs ! si le citoyen d'Henin avait rempli ce devoir, aucun
malheur ne serait arrivé.
- Commandant de la garde nationale de Dol.
- Mais voici des traits de rage et de cupidite. Jean Tezé n'ignorait
point qu'un mandat d'arrêt avait été lancé contre lui, et se disposait à
venir le purger ; des gendarmes furent l'arrêter à Mont-Dol, et le
conduisirent à la maison d'arrêt de Dol, où il défendirent au concierge
de lui procurer un lit. Le lendemain, le gendarme Daugy exigea à Tezé,
pour le transférer à la maison d'arrêt de Saint-Malo, une somme de neuf
francs, et malgré la soumission de celui-ci à l'ordre de son
arrestation, lui attacha des fers aux mains, et un collier de fer
suspendu à une chaîne très pesante. Le gendarme Dougy aurait-il pris
d'autres précautions, s'il avait conduit un animal féroce ? Le
commissaire du gouvernement près le tribunal de Saint-Malo, magistrat
infiniment austère, et qui remplit tous les devoirs de sa place avec le
zèle de la vertu, eût connaissance de cette double contravention aux
lois ; il exigea que la somme de neuf francs fut restituée, et reprocha,
avec l'accent d'un ami de l'humanité, le procédé atroce que nous venons
de citer à l'indignation publique. Le citoyen d'Henin rapporta les neuf
francs ; mais pour faire supposer que la somme avait été offerte, on
ajusta deux procès-verbaux dont la date fut remontée, et que, plusieurs
jours après, le citoyen d'Henin fut lui-même déposer au greffe.
- Le citoyen Spère-en-Dieu, lieutenant de la 79ème
demi-brigade.
- Brigadier de la gendarmerie à cheval, à la résidence de Saint-Servan.
- Tout membre de la gendarmerie nationale, qui aura fait des
arrestations illégales, aura commis des actes arbitraires, ou se sera
porté à des excès défendus par la loi envers les prisonniers, sera
dénoncé aux tribunaux compétents, et poursuivi suivant toute la rigueur
des lois. Il sera rendu compte au gouvernement, de la conduite des chefs
qui ne séviront pas contre ceux de leurs subordonnés qui se rendront
coupables de pareils excès ; les chefs en deviendront responsables
eux-mêmes, s'ils négligent d'en poursuivre et d'en faire punir les
auteurs. – Voyez le règlement général du service pour la gendarmerie
nationale, par le C. Wirion, chargé par le gouvernement de
l'organisation de la gendarmerie, dans les départements de l'Ouest, page
99.
- Article 76 de la constitution de l'an VIII.
- Loi du 28 germinal an VI, article 131.
- Articles 77 et 78 de la constitution de l'an VIII.
- Loi du 21 octobre 1789, article 7 "Dans le cas où, soit avant ou
pendant le prononcé des sommations, l'attroupement commettrait quelques
violences, et pareillement dans le cas où, après les sommations faites,
les personnes attroupées ne se retireraient pas paisiblement, la force
des armes sera à l'instant déployée contre les séditieux sans que
personne soit responsable des évènements qui pourront en résulter".
- Loi du 3 août 1791, article 25 "Les dépositaires des forces publiques
appelés, soit pour assurer l'exécution de la loi, des jugements et
ordonnances ou mandements de justice ou de police, soit pour dissiper
les émeutes populaires et attroupements séditieux, et saisir les chefs,
auteurs et instigateurs de l'émeute ou de la sédition, ne pourront
déployer la force des armes que dans trois cas. Le premier, si des
violences ou voies de fait étaient exercées contre eux-mêmes".
- Loi du 6 octobre 1791, titre 2, paragraphe 1, articles 3 et 4 "Dans le
cas d'homicide légal, il n'existe point de crime et il n'y a lieu à
prononcer aucune peine ni condamnation civile. L'homicide est légal
lorsqu'il est ordonné par la loi et commandé par une autorité légitime.
- "Les précautions à prendre par les gendarmes nationaux chargés de
faire des conduites de prisonniers, consistent à les faire entourer, de
manière que les gendarmes ne puissent pas perdre de vue un seul de leurs
mouvements, et observer s'ils ne tentent pas de s'évader par ruse, ils
doivent en ce cas les serrer de près, et surtout dans les passages qui
peuvent les favoriser". Règlement de service pour la gendarmerie
nationale, page 51.
- Journal officiel du 18 fructidor an 8.
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