La maison de force de la Charité

    Par lettre patentes de mars 1602, Henri IV permit aux frères de la Charité de Saint-Jean de Dieu de s'établir en France.

Le 22 août 1644, Louis XIV fait écrire aux habitants de Pontorson de confier la Maison dieu aux frères de la Charité de Saint-Jean de Dieu. Ils suivront ce conseil

Les Frères de la Charité firent renouveler leurs titres à la propriété de l'hôpital de Pontorson par des lettres de " surannation " datées du 22 février 1738 et dont l'enregistrement eut lieu en la Cour des Comptes, aides et finances, le 28 septembre 1740.

Jusqu'à la Révolution, les Frères de Saint-Jean de Dieu travaillèrent au service des malades et des pauvres. Plusieurs succombèrent à la tâche.

La nécrologie de la Province française donne le nom de treize religieux de la Charité décédés à Pontorson : Hilaire Hautefeuille, mort le 4 août 1658 ; Etienne Forterat ? ; Hyacinthe Chanon, le 28 février 1706 ; Mathias Bignon, le 11Novembre 1708 ; Calixte Dangers, le 8 mars 1719 ; Bon Cavrel, le 31 octobre 1748 ; Irénée Colnel de Clairville, le 18 août 1767 ; Eustache Héduin, le 17 mars 1765 ; Achille Copineau, le 12 décembre 1768 ; Exupère Magnier, le 12 décembre 1779 ; Coudray Prieur, le 19 novembre 1788 ; Eloi Ménan, le 16 juin 1789 ; Joachim Poisson, le 26 novembre 1789.

L'hôpital de Pontorson contenait six lits affectés indistinctement au service de la médecine ou de la chirurgie ; et les trois religieux — il y avait en outre cinq domestiques et deux lessiviers — chargés de le desservir partageaient leurs soins entre les pauvres malades et trente-six pensionnaires.

En effet, les religieux reçoivent dans leur maison de Pontorson soit par ordre du roi, soit par convention avec les parents, des indésirables.

De ces pensionnaires on distingue trois catégories : " ceux dont l'esprit est aliéné et que leur imbécillité rend incapables de se conduire dans le monde ou que leurs fureurs rendaient dangereux, des fous ; Ceux qui sans avoir troublé l'ordre public par des délits, sans être assujettis à la sévérité des peines, se sont livrés à l'excès du libertinage, de la débauche, de la dissipation, ceux qui ont commis vol d'argent ou soustraction d'effets, quelque abus de confiance, qui se sont servis de quelque moyen peu délicat que la probité désavoue ; enfin ceux qui ont commis des actes de violence, des excès, des délits ou des crimes qui intéressent l'ordre et la sécurité publique, et que la justice a condamnés à des peines afflictives ou déshonorantes ".

A la maison de Pontorson se sont rencontrés toutes sortes de pensionnaires. Les lettres de cachet que nous avons lues sont curieuses. En voici quelques extraits :

Un ordre du roi (1751) prescrit " d'enfermer à la Charité de Pontorson, sur la demande de sa famille, un gentilhomme qui boit avec les voleurs de grand chemin et qui a pris la qualité de subdélégué de l'intendant pour exiger de l'argent dans les villages.

Une lettre de cachet de 1752 ordonne " à la requête des habitants de Saint-Étienne de Corcoué d'enfermer à la Charité de Pontorson, le prieur curé de cette paroisse pour cause d'ivrognerie, de ses jurements et du mauvais exemple qu'il donne ".

Une autre de 1774 impose " sur une plainte de l'évêque de St Brieuc d'enfermer à Pontorson un chanoine de cette église, dont la conduite est scandaleuse, s'il ne consent à se démettre de son bénéfice ".

Une autre de 1778 prescrit " de conduire à la Charité de Pontorson un religieux de l'Ordre de Cîteaux pour cause de démence ".

Une autre de 1783 ordonne " de conduire à la Charité de Pontorson un ex-lieutenant qui a été renvoyé de la légion de Luxembourg pour avoir vendu une partie des effets appartenant à un détachement de 300 hommes qu'il commandait ".

Une autre de 1787 impose " d'enfermer à la Charité de Pontorson, par égard pour sa famille à laquelle il appartient, un jeune homme qui a contrefait la signature du trésorier des guerres de Rouen et fait présenter à celui de Rennes une lettre de change ainsi falsifiée ".

Une dernière lettre de cachet " concerne les violences que le sieur Faunois, chanoine de Tréguier, dit lui avoir été faites par M. de Botherel, officier au régiment des dragons de L'Hôpital, affaire qui se termine par l'envoi du chanoine à Pontorson ".

Un règlement de vie a été établi pour ces prisonniers.

Dès son arrivée, le prisonnier est conduit dans une chambre garnie d'un lit, d'une chaise et d'une table. Il est dépouillé de ses vêtements : chemise, culotte, bas, souliers, chapeau, et on le fait mettre au lit ; arrive-t-il en plein jour. On emporte tous ces effets et on les visite avec soin pour voir s'ils ne recèlent pas quelques limes ou autres instruments aptes à favoriser une évasion. Cette inspection achevée, on rend au prisonnier les vêtements dont il a besoin. On substitue néanmoins au chapeau et aux souliers un bonnet et des pantoufles, parce qu'en cet état, il est moins aisé de se sauver et que dans le cas d'évasion les gens du voisinage qui savent l'usage de la maison reconnaîtront facilement le prisonnier et le ramèneront.

Chapeau et souliers, mais encore papiers, bijoux, argent du prisonnier sont inscrits sur un registre pour être rendus à la sortie, ou aux familles si elles les réclament.

Chaque prisonnier a sa chambre particulière. Le logement est propre, bien aéré et garni de petits meubles nécessaires ; mais un prisonnier n'occupe pas longtemps la même chambre ; on le transfère de temps en temps d'un corridor dans un autre. Alors on visite minutieusement la chambre qu'il vient de quitter, l'on vide la paillasse, le matelas ; et les découvertes que l'on fait dédommagent souvent de la peine donnée.

A 6 h. 1/2 en été, à 7 h. en hiver, on ouvre la chambre du prisonnier qui a la faculté de se promener dans les cours jusqu'à l'heure de la prière et de la Messe, 7 h. en été, 8 h. en hiver.

Chaque prisonnier mange isolément. Le dé jeûner, un morceau de pain et un demi " septier " de vin est servi à l'issue de la Messe ; le dîner, un bouilli de bœuf, du mouton ou du petit salé et un demi septier de vin, à 10 h. 1/2 ; après la prière du soir, le souper, un rôti de veau ou de mouton et un demi septier de vin, à 5 h. 1/2.

Les dimanche, mardi et jeudi, on sert de la volaille, de la salade et du dessert ; Les jours maigres, à dîner, un potage, des légumes et du poisson ; à souper, des légumes et des œufs ; à l'un et l'autre repas, un demi septier de vin.

Dans les moments du jour qui ne sont remplis par les repas et les exercices de piété, l'un des religieux, directeur des pensionnaires, escorté de plusieurs domestiques, accompagne à la promenade dans les jardins une partie des prisonniers, tandis que ceux qui restent à la maison s'occupent à la lecture ou à quelques jeux tels que les échecs, le trictrac, les dames, le billard, ou à quelque travail. En hiver, ceux qui dans leur chambre n'ont pas de cheminée se chauffent prosaïquement au chauffoir commun établi dans chaque corridor.

Personne ne peut parler à un pensionnaire sans y être autorisé par une permission du ministre ou du magistrat chargé de la police dans la maison. L'entrevue se fait à un parloir où le prisonnier se trouve séparé par une grille de son interlocuteur, et en présence du religieux directeur.

L'on ne refuse pas au prisonnier le papier, l'encre et la plume, lorsqu'il les demande, mais il doit rendre compte des fournitures reçues. Les lettres sont remises au frère directeur qui les adresse au ministre ou au magistrat. L'un ou l'autre les fait parvenir à leur destination, s'il le juge à propos.

Lorsqu'un prisonnier refuse d'entendre la Messe, d'assister à la prière, aux lectures spirituelles, lorsqu'il fait passer des lettres sans permission, qu'il cherche à ameuter par des propos séditieux, qu'il forme et communique des projets d'évasion, qu'il frappe les domestiques, il est étroitement enfermé dans sa chambre et n'en sort que pour aller à l'église.

Si le délit est considérable, le supérieur fait mettre le prisonnier au cachot, chambre plus étroite, moins éclairée, saine tout de même, et il instruit sur-le-champ le ministre ou le magistrat des motifs qui l'ont déterminé à infliger cette punition.

Parfois, pour éviter ou prévenir la contagion des mauvais sujets entre eux et les autres pensionnaires, on ne les fait sortir pour prendre l'air que les uns après les autres.

Aussi bien, le directeur, l'aumônier, le supérieur voient souvent ces hommes pour les rappeler à eux-mêmes, leur inspirer l'horreur de leurs dérèglements et le désir de les réparer.
    Ce n'est que lorsqu'on a acquis une certitude presque physique de leur retour au bien qu'on leur accorde quelque liberté, mais sont prises les plus excessives précautions.

    Parmi ces pensionnaires, se trouvent parfois des infirmes ou des malades qui ont besoin de remèdes et d'attentions particulières. Une infirmerie chauffée par un poêle ou un feu de cheminée les réunit. Un religieux instruit dans la médecine et la chirurgie les visite tous les jours deux fois, et leur prescrit des médicaments et les rafraîchissements nécessaires. Ces potions sont administrées avec exactitude et charité, sans que les familles soient tenues de payer un sol pour ces soins.
    A 9 h. en été et à 7 h. en hiver, on renferme chaque prisonnier dans sa chambre, après avoir retiré la lumière et avec de l'eau, éteint les feux.
    Les prisonniers paient leur pension. Le prix commun de 500 livres par an comprend nourriture, éclairage, blanchissage. Mais dans ce tarif n'entrent pas le tabac, la poudre, le perruquier ni l'entretien du vestiaire.

Certaines pensions ne dépassent pas 350 livres, mais d'autres s'élèvent jusqu'à 800 livres. Cela dépend du nombre de domestiques que les familles veulent attacher à la personne de leur prisonnier, et de la manière dont elles veulent qu'il soit nourri. Ceux qui paient une pension supérieure ont des chambres à feu, plus vastes, d'aspect plus agréable. On n'y tolère cependant pas de tapisseries, ni aucun meuble qui s'attache avec des clous dont on pourrait se servir pour fabriquer des instruments d'évasion.

Avec ces prix de pension, la Charité ne faisait pas toujours de bonnes affaires.

L'entretien d'un religieux était estimé à 280 livres annuellement. Mais les domestiques qu'il faut nourrir et gager pour le service de ces pensionnaires et les fréquentes réparations que les fous occasionnent aux lits et aux chambres réduisent notamment le produit des pensions qu'on paie pour eux. Les revenus de l'hôpital étaient peu considérables ; les recettes s'élevaient à 6.975 livres 14 sols et 4 deniers, et les dépenses à 6.923 livres 17 sols.

Une des dépenses les plus importante était celle de la pharmacie. Les religieux ne devaient-ils pas délivrer gratuitement des substances médicamentales aux habitants de la ville ? Ils devaient aussi, sur ordonnance de médecin, fournir du bouillon aux femmes indigentes de Pontorson.

    Le règlement de l'hôpital semblait sagement établi. N'empêche qu'un religieux peu satisfait de quelques détails écrivit un mémoire pour consigner ses réflexions.

" 1° Il faudrait inscrire le nom des parents qui ont sollicité des lettres de cachet, afin de savoir à qui s'adresser pour le paiement de la pension et de l'entretien.

2° Souvent les parents refusent le nécessaire à ceux qu'ils font enfermer. Il serait utile que le supérieur puisse les informer de la situation, et s'ils refusent d'écouter ses doléances, en écrire au ministre.

3° Il serait nécessaire que le supérieur écrive tous les ans au ministre pour le renseigner de la situation des pensionnaires et du temps de leur détention.

4° Il est impossible que chaque prisonnier ait sa chambre. Y aurait-il inconvénient à ce que plusieurs prisonniers soient dans une même chambre. On n'aurait qu'à choisir ceux qui pourraient être ensemble. Quelquefois les exemples de l'un corrigent l'autre ; parfois, il est vrai, ils les gâtent : c'est au supérieur de veiller.

5° En général, on ne saurait porter trop d'attention sur le choix des supérieurs. Leur fonction est désagréable ; elle doit être bien payée. Il serait à désirer qu'il y eût près du supérieur un adjoint. Le même ne peut pas toujours rester en place ; il formerait son successeur. De l'activité est nécessaire pour ces fonctions ; à un certain âge, on a besoin de repos.

6° Le Commandant ou supérieur devrait avoir le droit d'ouvrir les lettres des prisonniers qui ne sont détenus qu'à la réquisition des parents et de les faire parvenir à leur adresse.

7° Des inspecteurs devraient être établis dans chaque province pour visiter les prisonniers, recevoir leurs plaintes et renseigner le ministre.

8° On ne peut informer le ministre chaque fois que l'on juge à propos d'infliger une peine, à moins que ce ne soit dans un cas extraordinaire.

9° On pourrait faire manger les prisonniers ensemble, particulièrement ceux qui se conduisent bien, et ce serait considéré comme une récompense. A cette table des gens sages on serait un peu mieux nourri ; ce serait un attrait pour les prisonniers. Mais il leur faudrait pour y être admis une longue épreuve.

10° Des salles de travail pourraient être aménagées pour éviter l'oisiveté. Les longues réflexions affermissent parfois dans le crime. On se décourage, on médite des projets de vengeance. Le travail est un remède salutaire. Ajoutons-y quelques bons livres confiés à ceux qui le méritent.

11° Enfin, que l'on cherche à diminuer les peines et à multiplier les grâces".

Sages réflexions, à la vérité. Sans doute furent-elles écoutées !

Les religieux retenaient les fous jusqu'à complète guérison ou la mort.
    Pour les libertins, la détention ne devait pas durer plus d'un an ou deux, s'il n'y avait eu que de simples faiblesses, deux ou trois ans, si éclat ou scandale.

Les condamnés de justice n'étaient relâchés qu'à la révocation des ordres du roi : leur détention était longue et parfois perpétuelle.

En tout cas, les détenus n'étaient remis en liberté qu'après que les religieux se fussent assurés que tout ce qui était dû pour la pension et l'entretien était payé. Une omission, un oubli a souvent mis les religieux de la Charité dans des embarras et des procès fort désagréables.

Un jour, l'on vit arriver à la Charité de Pontorson, un frère de Saint-Jean de Dieu, muni d'une lettre de cachet.

C'était le frère Ignace Joubin des Marrières. Les religieux de Pontorson furent stupéfaits. Ils avaient entendu dire que ce frère avait fait beaucoup de bien au couvent hôpital de Saint-Martin de Ré. Ce frère avait été même élu provincial, au chapitre tenu aux fêtes de la Pentecôte. Mais le roi Louis XVI avait fait casser l'élection ; il avait même fait procéder à une autre élection et surveiller le chapitre par deux commissaires royaux. Que pouvait-on reprocher au frère Ignace pour lui infliger une détention ? Joubin des Marrières était un indésirable : il passait pour l'un des enfants naturels de Louis XV ; il fallait s'en débarrasser.

Délivré pendant les journées révolutionnaires, frère Ignace est décédé le 2 novembre 1806 à Saint-Martin de Ré où il laissait une grande réputation de sainteté.

Le dernier prieur des frères de Saint-Jean de Dieu, à Pontorson, fut Allyre Charrière.

La concession aux frères de Saint-Jean de Dieu ne permettait pas l'entrée de l'hôpital aux femmes et aux filles pauvres et malades. Ces miséreuses qui ne pouvaient pas trouver le logement recevaient cependant de l'hôpital tous médicaments.

Des personnes généreuses songèrent à remédier à cette situation, et décidèrent de fonder un hôpital réservé aux femmes et aux jeunes filles.

Les démarches commencèrent en 1732. Messire Gabriel Artur, doyen de la Cathédrale d'Avranches, originaire de Pontorson, et messire Victor Artur, sieur de la Villarmois, offrirent 6.000 livres pour la fondation d'un hospice de femmes.

Messire Pierre Tardif de Moidrey ajouta 2.000 livres.

Une maison située rue des Bordeaux (aujourd'hui école publique de garçons) fut donnée par madame Hélène François Artur, veuve du sieur Jacques Achard, pour loger les pauvres et les orphelines. Un jardin (sans doute celui qui aujourd'hui est joint à l'école) fut offert par messire Charles Henri Louis de Marbodin.

Ainsi fut fondé l'hôpital des femmes. Cette fondation fut approuvée en 1770 par lettres patentes de Louis XV.

Un receveur gérait les revenus évalués à 1.854 livres 14 sous 6 deniers. Une sœur du Carmel d'Avranches dirigea l'administration intérieure.

Tel était encore l'état de cette maison en 1790.

D'après Abbé BEUVE, Pontorson sur les bords du Couesnon, 1947, pages 255-260.

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